Association Conséquence
– Les produits du terroir, plébiscités par les Français, non délocalisables, sont mis en difficulté par les impacts du changement climatique : des producteurs et représentants de filière témoignent
– Ces filières si particulières respectent de nombreuses règles, un savoir-faire séculaire, un terroir : elles redoublent de créativité pour s’adapter à un climat qui change trop vite et tenter de se préparer au climat futur.
– Les filières étudiées sont lancées dans une course contre la montre avec des marges de manœuvre très minces : les impacts s’accélèrent, l’adaptation prend du temps, la tradition et les cahiers des charges évoluent lentement
L’association Conséquence fait le point à date sur les impacts du changement climatique sur huit produits AOP ou IGP[1] et issus des filières agricoles, arboricoles et laitières, entre sécheresses et inondations : la noix du Périgord, la clémentine de Corse, le munster, le roquefort, le reblochon, le piment d’Espelette, le foie gras et le citron de Menton.
Véritable trésor national, les produits du terroir sont nombreux à garnir les assiettes des Français au moment des fêtes. Sous appellation ou indication géographique, ils sont un condensé d’agriculture, de gastronomie et de culture. Ces productions et exploitations souvent familiales, transmises de générations en générations, sont liés à la richesse d’un sol, des paysages, un climat local, et un savoir-faire séculaire. Depuis quelques années, avec les manifestations concrètes du changement climatique, ces filières sont mises à rude épreuve mais tentent de s’adapter avec les moyens du bord.
Les impacts croissants des changements climatiques sur des filières locales d’exception
Face au changement climatique et ses impacts – vagues de chaleur, épisodes de gel tardif (suivant un hiver anormalement doux), sécheresses récurrentes, pluies diluviennes- les qualités et les règles de fabrication si particulières de ces produits peuvent être remises en cause (taille, couleur, goût, etc.). Ces produits peuvent subir des baisses de rendements considérables : estimées entre 15 et 40 % selon les filières et les producteurs interrogés ; mettant en péril la santé financière de leur exploitation. Toutes les filières traitées dans cette étude disent se préoccuper fortement de l’évolution climatique actuelle et s’interrogent sur l’avenir, dans un scénario d’accélération future.
Un attachement profond des Français aux produits AOP/IGP
Les produits AOP et IGP représentent un véritable patrimoine national, générant pour les filières agroalimentaires (hors boissons) un chiffre d’affaires de 4,18 milliards d’euros (2,33 milliards pour les 105 AOP et 1,85 milliard pour les 148 IGP). Mais, bien plus que de simples denrées, ils sont surtout le reflet du savoir-faire, de l’histoire et du patrimoine et des terroirs français, un concept exclusivement français. Selon une étude Kantar de février 2024[2], 65 % des Français (et 80 % des 25-49 ans) reconnaissent le logo AOP. Pour près d’un français sur deux, (48 %), ces produits sont synonymes de terroir et de savoir-faire régionaux, un véritable trésor auquel ils sont attachés. Et ils sont plus de 80% à déclarer avoir confiance dans ce signe de qualité.
Tension entre terroir, tradition et nécessité absolue de s’adapter et de changer
Ces produits sous appellation ou indication d’origine doivent satisfaire des cahiers des charges contraignants, liés à leur ancrage territorial, et la promesse faite au consommateur d’un savoir-faire et de qualités uniques. Depuis des années, avec les vagues de chaleur l’été ou les hivers trop doux, mais surtout la sécheresse de 2022, les demandes de dérogations ponctuelles des cahiers des charges ont fortement augmenté. Pour anticiper le climat futur, le manque ou le trop plein d’eau, les chaleurs extrêmes, ou la douceur hivernale, les producteurs expérimentent sur leurs territoires des solutions innovantes. Mais de leur aveu même, le respect d’une identité et de pratiques figées, souvent édictées avec un climat bien différent compliquent l’adaptation rapide aux bouleversements climatiques.
Un climat qui change vite avec une perte des repères saisonniers et un produit qui, lui, doit rester le même, tant dans ses caractéristiques finales que dans son processus de fabrication : c’est la difficile équation que doivent résoudre aujourd’hui les producteurs en IGP et AOP.
Les contraintes des traditions et du changement climatiques favorisent la créativité
L’étude exploratoire menée par l’association Conséquences met en lumière la résilience et la créativité des producteurs, qui, chacun à sa manière n’hésitent pas à expérimenter des solutions innovantes pour surmonter les nouvelles contraintes climatiques : recherches variétales, gestion de l’irrigation, techniques « artisanales » pour protéger les fruits, décalages de plantation, soins plus grands au confort thermique des bêtes…
Comment allier respect des traditions et des terroirs tout en s’adaptant aux nouveaux défis climatiques ? Le terroir est-il figé et immuable ou peut-il changer, s’adapter pour faire face au climat qui change trop vite ? Est-il possible de faire évoluer des filières complètes, du producteur au distributeurs, en passant par le transformateur ? S’adapter au changement climatique aujourd’hui ne présume pas de l’adaptation au climat futur et de la poursuite prévue par la science.
Huit produits emblématiques :
Noix du Périgord AOP : Avec des épisodes de gel suivant des hivers trop doux, deux saisons de sécheresses ou de précipitations trop importantes, la production des noix du Périgord a chuté, entrainant parfois l’abandon de tout ou partie des vergers. Les producteurs explorent de nouvelles variétés plus résistantes à la sécheresse comme la Fernor. Mais le pari est risqué car un noyer est censé vivre et produire des décennies…
Clémentine de Corse IGP : Cultivé sur l’île depuis 1920, ce fruit fait le régal de nos hivers et de nos tables de fêtes. Avec la hausse des températures, la floraison s’est décalée dans le temps et la durée de maturation s’est rallongée, réduisant l’acidité du fruit. Cet enjeu lié au goût s’ajoute au manque d’eau qui sévit depuis 4-5 ans et les premières interdictions d’irriguer. Pour faire face, les producteurs jouent collectif et expérimentent : réseau de tensiomètres, application de kaolin (argile naturelle) protégeant les arbres des ravageurs tout en optimisant la consommation d’eau.
Munster AOP : Les vagues de chaleur et la sécheresse de 2022 ont altéré la qualité et la quantité des rations des vaches, mais également le nombre de jours où ces dernières peuvent paitre. Si les éleveurs ajustent les rations et ont fait des demandes de dérogations, la gestion de l’eau devient essentielle sur l’ensemble de la filière (producteur, transformateurs et affineurs) pour maintenir la qualité du fromage.
Roquefort AOP : La raréfaction des pâturages due à la sécheresse pousse certains éleveurs à utiliser la technique de l’enrubannage – mise du fourrage sous film plastique – pour permettre une récolte plus humide, et ainsi garantir la qualité de la récolte.
Reblochon AOP : La sécheresse affecte les alpages et par voie de conséquence les disponibilités du fourrage, obligeant les éleveurs à multiplier les expérimentations pour préserver la qualité du lait et maintenir la tradition : technique de sursemis, installation de tuyaux pour faire descendre l’eau des alpages dans les réservoirs, meilleur contrôle de la température et hygrométrie des bâtiments d’alpage.
Piment d’Espelette AOP : Face aux épisodes successifs de sécheresses et des épisodes de pluies fortement désaisonnalisés, la filière tente de trouver des solutions : couverts végétaux, réflexion sur les pratiques d’irrigation. Autre idée : s’inspirer des voisins espagnols, décaler les dates de plantation pour éviter une floraison en pleine vague de chaleur.
Citron de Menton : les épisodes de sécheresses et les vagues de chaleurs, alternées avec des pluies diluviennes rendent la vie difficile à cette culture familiale séculaire, en pleine renaissance depuis 20 ans. La gestion de l’eau avec des solutions d’enherbement, d’irrigation raisonnée, mais aussi la recherche variétale sont parmi les solutions explorées.
Foie Gras : cette filière a pris paradoxalement conscience de la nécessité de se préparer au changement climatique à cause d’une autre crise majeure, la grippe aviaire. Les producteurs se préparent donc aux futures vagues de chaleurs avec par exemple l’obligation de mettre des arbres et des haies sur le parcours des animaux.
La pluviométrie, les inondations : l’autre facette du changement climatique
La plupart des producteurs et filières interrogés se préparent aux impacts liés au manque d’eau et à l’augmentation des températures. L’augmentation des épisodes de pluies intenses et d’inondations agricoles est aussi attribuable aux changements climatiques. Chaque degré Celsius de plus correspond à 7% d’évaporation supplémentaire et donc d’eau précipitable.[3] Les parades et stratégies d’adaptation sont encore plus difficiles à trouver pour l’heure, alors que les impacts du « trop d’eau » sont réelles : potentiel développement de pathogènes pour les arbres, les animaux, altération de la qualité des fruits, changement de qualité de l’herbe pour les pâtures…
Mieux rétribuer les services rendus par ces filières essentielles
L’étude évoque aussi une piste ; le terroir, en restant fidèle à ses racines, doit évoluer pour relever les défis contemporains. Les producteurs AOP/IGP préservent, entretiennent et font vivre leurs territoires. Ils sont les garants d’une gestion durable et répondent aux nouvelles attentes des consommateurs, à la fois attachés au patrimoine gastronomique et soucieux des enjeux écologiques.
Pour Jean-Marc Touzard, directeur de recherche à l’INRAE et spécialiste des processus d’innovation dans les systèmes agricoles et alimentaires, un modèle de « cogestion adaptative » pourrait être pertinent. Il impliquerait l’instauration d’un dialogue entre la filière, les autres acteurs du territoire mais aussi les consommateurs. Objectif : donner de la flexibilité aux filières pour leur permettre de s’adapter, d’intégrer d’autres services rendus :la gestion raisonnée des ressources, la préservation de la biodiversité et la réduction de l’empreinte carbone.
Quelles limites à l’adaptation ?
Il est donc possible de concilier innovation et tradition. Malgré la pression climatique, les producteurs tentent des réponses créatives tout en respectant les exigences de leurs cahiers des charges. Mais cette adaptation continue mobilise des moyens humains ou financiers, alourdissant encore la fragilité économique de leur production. Ces filières tentent de réagir aux impacts des changements climatiques des années à venir mais n’ont pas les moyens de se projeter plus loin. On sait que les scénarios climatiques prévoient une accélération des phénomènes, de leur fréquence et ampleur, avec une évolution de la biogéographie de certaines cultures (par exemple en arboriculture) et des impacts sur les rendements peu compatibles avec des activités agricoles « non délocalisables ». Sur le chemin qui nous mène à une France à +4°c si rien ne change, une partie des produits du terroir risquent donc de ne pas survivre car l’instabilité sera trop grande.